Pour les ninjas écolos, prière d’éteindre la lumière en fermant le magasin
Allier l’utile à l’agréable, telle est la devise du collectif On the Spot Parkour qui a trouvé une mission d’utilité publique pour ses acrobaties urbaines: couper le courant des boutiques qui restent éclairées toute la nuit.
Monoprix, Franprix, Lévis, Bershka mais aussi Dior et Rolex. Au cœur de la nuit, grande distribution, fast fashion et marques de luxe ne se gênent pas pour laisser leurs vitrines rutilantes baigner dans la lumière artificielle. Un constat qui agace le collectif On the Spot Parkour - du nom de cette pratique sportive qui consiste à franchir des obstacles urbains par des mouvements fluides et agiles - et dont les membres s’emploient à éteindre les enseignes lumineuses des commerces. Pour ces jeunes, de 16 à 36 ans et qui ne connaissent du vertige que le nom, le but est d’atteindre les interrupteurs incendie des magasins, souvent placés à quelques mètres de hauteur sur les façades. Une fois ceux-ci actionnés, les vitrines plongent dans le noir. L’objectif des sportifs ? Joindre «l’utile à l’agréable», comme le résume Kevin Ha, l’un des adeptes de Parkour.
30 % d’économies d’énergie
Kevin, Hadj, Emeric… Ils sont sept ou huit à s’être donné rendez-vous à minuit et demi ce vendredi soir, du côté de Châtelet-Les Halles, dans le très animé centre de Paris. Une fois tous les membres réunis, le groupe s’engage dans les rues et repère très vite une première enseigne à éteindre. Hadj, 21 ans, tout sourire, prend de l’élan et s’élance sur la façade pour atteindre l’interrupteur d’un magasin de baskets, à trois mètres de hauteur. Raté, la vitrine reste illuminée. Pas de quoi démotiver les jeunes, qui, enceinte et musique populaire sous le bras, réussiront à éteindre une petite dizaine d’enseignes tout au long de la soirée. En une nuit, les membres du collectif peuvent en éteindre 60. Impossible de savoir précisément quel pourcentage d’énergie économisée cela représente. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime tout de même que 30 % d’économies d’énergie pourraient aisément être réalisées sur l’éclairage public dans son ensemble, soit 1,6 TWh d’électricité ou encore 175 000 tonnes de CO2.
Hors-la-loi, ces ninjas écolos ? Les commerces ont pour obligation d’éteindre leurs enseignes lumineuses «au plus tard une heure après la cessation de l’activité, et sont rallumées à 7 heures du matin au plus tôt ou une heure avant le début de l’activité si celle-ci s’exerce plus tôt», selon un Arrêté du 27 décembre 2018 relatif à la prévention, à la réduction et à la limitation des nuisances lumineuses. Même chose pour les éclairages de vitrines qui doivent être «éteints à une heure du matin au plus tard ou une heure après la cessation de l’activité si celle-ci est plus tardive». Faute de contrôles - ou d’intérêt pour la question ? - ces obligations, respectivement consignées par un décret de 2012 et cet arrêté, sont très peu suivies. La ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a déclaré vouloir renforcer ces lois déjà existantes à travers le plan sur la sobriété énergétique, attendu pour la rentrée. L’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (Anpcen) déplore un manque total de communication sur les contrôles et les sanctions prises depuis les premiers textes de loi.
Santé humaine
«Les passants s’arrêtent, certains nous applaudissent, d’autres proposent de nous aider. Une fois, un policier nous a même demandé de faire un salto arrière. Certains agents ne connaissent pas la loi, mais nous n’avons jamais eu de problème», s’amuse Kévin Ha. C’est dire si leur démarche fait l’unanimité. «Je pense que c’est le côté acrobate, bienveillant et surtout dépolitisé de notre démarche qui permet de rassembler si largement», veut croire le jeune homme. Selon l’Anpcen, 52 % des Français désignent les enseignes et publicités lumineuses comme première source de nuisances lumineuses et 84 % se disent favorables à leurs extinctions aux heures creuses.
Au-delà de l’évident bon sens en matière de sobriété énergétique, l’action du collectif est également bien plus bénéfique que ne le soupçonnent ses jeunes membres. Chez les militants d’Europe Écologie-Les Verts de Paris Centre, on déplore une pollution lumineuse liée aux enseignes «particulièrement significative» dans les quatre premiers arrondissements de la capitale, où il y a 82 commerces pour 1 000 habitants contre 28 en moyenne à Paris.
Une source de pollution aux conséquences majeures - et souvent méconnues - sur la santé humaine.
En effet, la pénétration d’une source de lumière artificielle extérieure dans l’habitation trouble le sommeil et entraîne des effets néfastes sur l’organisme. La disruption du rythme circadien (l’horloge biologique) peut entraîner à long terme : fatigue persistante, troubles du sommeil jusqu’à l’insomnie chronique, troubles de l’humeur jusqu’à la dépression, troubles de l’appétit, diminution des performances cognitives et physiques et de la vigilance. Ainsi, dans le rapport Pollution lumineuse et santé publique publié en 2021, l’Académie nationale de médecine demande aux pouvoirs publics de considérer la lumière artificielle nocturne et les écrans comme perturbateurs endocriniens.
Face à ces enjeux, Anne Souyris, adjointe à la maire de Paris en charge de la santé environnementale et de la lutte contre les pollutions salue l’action du collectif On the Spot. «Il y a trois leviers sur lesquels nous devons travailler : les enseignes lumineuses, en appliquant mieux la réglementation existante, déjà peu contraignante, la pub et les écrans numériques, dont on n’a absolument pas besoin la nuit et l’éclairage des rues, qu’il faut maintenir pour des raisons de sécurité mais mieux organiser.»
Biodiversité
La pollution lumineuse est également «désastreuse pour la biodiversité», indique Christophe Najdovski, adjoint à la maire de Paris en charge des espaces verts et de la biodiversité. Par exemple, la lumière artificielle est la seconde cause d’extinction des insectes après les pesticides. Cet éclairage a également un impact sur les oiseaux qui nichent aux alentours et la flore, en retardant la chute des feuilles et en perturbant la germination. Si les zones très urbanisées comme le centre de Paris sont compliquées à plonger dans le noir, Christophe Najdovski le promet, les efforts sont portés sur les espaces verts, pour créer des corridors d’obscurité totale. En attendant une meilleure réglementation, l’application Dans ma rue permet aux Parisiens de signaler les commerces qui ne respecteraient pas l’obligation d’extinction des enseignes lumineuses. Les professionnels risquent ainsi 150 euros d’amende, un montant qui peut grimper jusqu’à 750 euros en cas de récidive dans la même année.
Pour Christophe Najdovski aussi, l’action de ces jeunes est «salutaire». «Quelque part, ça montre la faiblesse de la police de l’environnement en France.» Une action citoyenne donc, contre une pollution qui ne devrait plus exister aux yeux de la loi.