Le tout dernier mur frontalier de l’UE s’élève dans une forêt primaire de Pologne
Les nationaux-conservateurs au pouvoir à Varsovie ont fait édifier une barrière frontalière tentant de bloquer la route migratoire passant par la frontière polono-bélarusse, encouragée par Minsk. Le dispositif s’étend depuis fin juin sur plusieurs dizaines de kilomètres au cœur de la forêt primaire de Białowieża.
« Ce n’étaient pas de simples migrants qui se seraient égarés par hasard au Bélarus. C’étaient des éléments provocateurs envoyés par Loukachenko et Poutine. » Le 30 juin, le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, a inauguré dans le village de Kuźnica, dans l’est de la Pologne, le tout dernier mur frontalier de l’Union européenne. S’étendant sur 187 des 418 kilomètres de frontière partagée avec le Bélarus, ces colonnes d’acier coiffées de fil barbelé ceinturent désormais la commune de 1 800 âmes.
C’est ici que plusieurs centaines de migrant·es issu·es principalement du Kurdistan irakien avaient convergé depuis le Bélarus, avec la complicité des autorités de ce pays, pour franchir la frontière polonaise en novembre 2021. Un épisode particulièrement médiatisé, qui s’est multiplié le long de cette frontière orientale de l’Union européenne (UE) entre l’été et l’hiver 2021.
Pour cette seule année, les gardes-frontières polonais ont enregistré près de 40 000 tentatives de franchissement irrégulier de la frontière polono-bélarusse, un chiffre qui s’élevait à seulement 129 en 2020. Depuis plusieurs mois, la tendance est à la baisse mais les organisations et les bénévoles qui viennent en aide aux exilé·es victimes de refoulement de part et d’autre restent sur le qui-vive : rien qu’en juillet 2022, le collectif Grupa Granica a reçu plus de 850 appels émanant de personnes en détresse dans les forêts et les marais.
Tout un chacun est désormais libre d’accéder à la zone transfrontalière – à moins de 200 mètres de la clôture – mais aucune grande ONG n’est présente sur les lieux, laissant les habitantes et habitants livrés à eux-mêmes. Des ressortissant·es du Cameroun, du Congo, du Mali ou encore du Yémen, et plus rarement de la Syrie et de l’Irak, parviennent à franchir ce mur d’acier et de béton de 5,5 mètres de hauteur – équipé de capteurs et de détecteurs de mouvement à la mi-septembre –, qui ne constitue qu’un obstacle supplémentaire sur leur route vers l’espace Schengen. Au-delà du coût matériel et humain engendré par le dispositif, les scientifiques redoutent déjà les conséquences sur l’environnement.
Ours bruns
Et pour cause : c’est dans cet espace transfrontalier que prospère la forêt de Białowieża, la dernière forêt primaire de basse altitude d’Europe, un véritable joyau écologique, s’étendant sur plusieurs centaines d’hectares, à cheval entre le Bélarus et la Pologne. La barrière frontalière se dresse au bout des sentiers forestiers du parc national polonais, obstruant un espace naturel sans frontière.
« Nous n’avons pour le moment aucune donnée empirique, et aucun financement n’a été prévu pour mesurer l’impact du mur, mais il est réaliste de penser que le dispositif va affecter négativement plusieurs espèces animales », prévient Michał Żmihorski, qui dirige l’Institut de recherche sur les mammifères, affilié à l’Académie polonaise des sciences dans la commune de Białowieża.
« Cela affectera notamment les lynx, car la population côté polonais est très petite : la connectivité avec le Bélarus est donc absolument indispensable pour la maintenir en vie. Mais ce sera aussi le cas des ours bruns. Nos collègues du Bélarus ont repéré des traces d’ours brun en juillet, sauf que cet animal ne peut désormais plus passer en Pologne… »
Or les ours bruns, qui avaient disparu de la section polonaise de la forêt primaire, avaient fait leur réapparition ces dernières années depuis le territoire du Bélarus. Cette recolonisation est désormais en péril.
Le fait n’inquiète guère les autorités polonaises, qui assurent avoir prévu 24 ouvertures pour les grands mammifères, sans préciser leur mode de fonctionnement. Au dire des activistes, des portes de service sont quant à elles mises à profit pour les refoulements des exilé·es.
« Lorsque nous avons demandé aux autorités les détails de la construction et notamment les ouvertures qui ont été prévues pour les animaux, on nous a répondu que c’était secret-défense. Nous avons émis des recommandations mais qui sait si nous avons été entendus ? De toute façon, nous ne sommes pas autorisés à nous rendre au pied du mur pour aller vérifier », poursuit Michał Żmihorski.
Des espèces menacées d’extinction
« Les barrières stoppent le mouvement migratoire des animaux, et donc les échanges génétiques, c’est particulièrement dangereux pour les populations déjà fragilisées et isolées, comme les lynx, qui en Pologne avaient les échanges génétiques les plus bas d’Europe », abonde Rafał Kowalczyk, professeur associé à l’Institut de recherche sur les mammifères, qui souligne que cette espèce ne compte plus qu’une quarantaine d’individus dans la forêt. « Les lynx fonctionnaient comme une seule et même population, la clôture dite sistiema [érigée par le pouvoir soviétique en 1981 – ndlr] n’était pas un obstacle pour eux », argumente le chercheur, qui s’empresse de montrer les déplacements de l’espèce protégée en Pologne sur son écran d’ordinateur.
La frontière n’existait littéralement pas pour ces animaux, qui la traversaient une cinquantaine de fois par an. « Les lynx sont des animaux vulnérables et territoriaux, certains peuvent avoir leurs endroits préférés côté Bélarus. De surcroît, lors de la période de reproduction, ils ont besoin de plus d’espace. Le risque d’extinction dans leur cas est donc très important », ajoute l’expert. Les loups, dont la population était stable dans ces confins forestiers, pourraient bien, eux aussi, être affectés par la clôture.
« Ce sont des prédateurs qui sont à l’affût et ont besoin de pouvoir accéder de près à leur proie. » Si les cours d’eau et les marécages ont été épargnés par l’acier, des barbelés y ont parfois fait irruption, et la faune accède difficilement à la rivière Leśna, notamment. « C’est une très mauvaise nouvelle pour les animaux. Pendant la période de reproduction, les femelles ont besoin d’eau pour leur lactation », insiste Rafał Kowalczyk.
Plantes envahissantes et arbres déracinés
De janvier à juillet, les véhicules militaires et de construction ont très probablement été vecteurs d’espèces invasives, à l’image de la Verge d’or du Canada ou des impatientes, peu répandues au cœur de la forêt de Białowieża. « Cela veut dire qu’à terme, elles pourront réduire l’espace pour les espèces autochtones et dominer la végétation », déplore Rafał Kowalczyk.
Katarzyna Nowak, chercheuse à la station géobotanique de Białowieża, a documenté avec ses collègues les dégâts provoqués par la construction en elle-même, le long de la voie Browska, un sentier historique emprunté par les rois polonais pour se rendre à Vilnius.
« Tous les mammifères passent le long de cette voie : les bisons, les loups, les cerfs… Nous avons relevé 151 arbres endommagés faute de protection suffisante le long de ces quatre kilomètres de terre battue. Certains ont été complètement déracinés, voire coupés, lorsqu’ils bloquaient le passage ou lorsque des véhicules étaient englués dans la boue. »
Le va-et-vient incessant sur cette route a aussi tué de très nombreux insectes et de petits mammifères, regrette l’universitaire. « Des crapauds, grenouilles, petits serpents se sont fait rouler dessus. Soixante-huit vertébrés en ont été victimes, ainsi qu’un nombre incalculable d’insectes, de superbes carabes embrouillés, et d’autres carabes à deux doigts de disparaître. Cette route se trouve juste à l’extérieur du parc national, donc on ne peut pas exclure que d’autres espèces en transit se soient fait percuter. »
Il n’est pas sûr pour autant que la barrière polonaise fasse réagir l’Unesco, alors que la forêt de Białowieża est classée patrimoine mondial de l’humanité depuis 1979. « Il y a encore plusieurs étapes avant d’arriver [au retrait de la forêt de la liste – ndlr], c’est quelque chose qui n’a pas été beaucoup fait dans l’histoire de la convention », précise Guy Debonnet, chef de l’unité patrimoine naturel au sein de l’Unesco. L’institution réclame pourtant – et ce depuis le début – que le lien entre les composantes polonaise et bélarusse du site soit pleinement assuré.