Climat : et si le ciel nous tombait sur la tête?
Le changement climatique, ce sont peut-être quelques palmiers à Lille et la plage à Paris... C'est aussi et surtout le bouleversement annoncé de nos modes de vie, de nos emplois, de nos loisirs. En résumé, le changement climatique est certainement l'un des principaux enjeux du XXIe siècle. Bienvenue dans le monde tel qu'il pourrait être en 2043. Accrochez vos ceintures.
Cette fiction s'appuie sur des études scientifiques, des rapports de compagnies d'assurance, des discussions avec des spécialistes du changement climatique. L'approche ne consiste pas à noircir le trait mais à proposer un enchaînement de faits possibles à partir d'une situation réelle : le changement climatique est en marche. Si la mobilisation autour de cette question reste timide, une réaction franche de la communauté internationale n'est pas exclue et peut permettre de contenir les effets du changement climatique.
Londres, Royaume-Uni. 23 décembre. "... température agréable aujourd'hui... Nous avons 10 degrés ce matin et le thermomètre affichera 16 degrés à l'ombre dans l'après-midi... Tout de suite, les informations de 7 heures...". Sara est à la bourre, comme chaque matin.
"Veuillez présenter votre carte", nasille Nestor, à l'entrée de la cabine de douche. Nestor, c'est le sobriquet dont Sara a affublé la voix qui rythme son quotidien : en fait, un ordinateur à synthèse vocale qui contrôle en permanence le niveau d'émissions de gaz à effet de serre - on les appelle "les gaz" - de l'appartement de Sara, un coquet 25 mètres carrés perché au 25e étage d'une tour qui en compte 40.
Le principe est simple : quelques actes de la vie courante de Sara sont considérés comme neutres, car ils font appel à l'énergie de la centrale photovoltaïque de l'immeuble, réputée "non émettrice de gaz", ou au système de recyclage des eaux. Ainsi, consommer jusqu'à 20 litres d'eau froide ou tiède par jour, allumer la télévision 1 heure par jour, chauffer les pièces à 16 degrés la nuit. Au-delà de ces niveaux, il est considéré que Sara dépasse son quota. Elle doit alors utiliser sa carte CCU (Carte carbone universelle), sur laquelle Nestor débite à chaque fois quelques unités : 50 unités pour une minute d'eau chaude, 200 unités pour une nuit de chauffage à 19 degrés, 25 unités pour une heure de télévision supplémentaire. 10 unités pour un verre d'eau du robinet. Régulièrement, Sara doit payer pour recharger sa carte en crédits : 10 centimes l'unité.
L'idée de ce barème date de Mathusalem. Elle fut imposée par le Parlement européen en 2019 et mise au point, bon gré mal gré, par les résidents de la Tour 34, puis par ceux d'autres tours, d'autres quartiers, d'autres villes, après plusieurs mois d'âpres discussions.
Car après les "événements de l'été 2017", il n'y eut plus le choix. Les Européens avaient pris l'habitude de vagues de canicules. Mais en juillet et août 2017, 200.000 d'entre eux y laissèrent la vie, du Portugal à la Bulgarie, de la Grèce au Danemark. Quand, à l'automne 2017, un nouvel épisode de pluies diluviennes et d'inondations frappa le centre de l'Europe, les gouvernements nationaux pris de panique face à la vague de manifestations suscitée par l'accumulation des aléas climatiques.
Après des années d'inertie, après l'échec des négociations internationales pour le troisième volet du protocole de Kyoto (2015), le Vieux continent réclamait une action vigoureuse de la part des élus. Celle-ci ne se fit pas attendre... Paralysés par l'enjeu, la totalité des parlements nationaux européens remirent leur mandat et leurs pleins pouvoirs au Parlement européen. Une période tendue, durant laquelle resurgirent les tentatives de repli nationaliste. A quoi bon ? Il ne pouvait y avoir de solution que globale.
Début 2019, après une année d'états généraux climatiques, l'assemblée de l'Union européenne plancha sur un "plan universel de réduction des émissions", le PURE, immédiatement rebaptisé le "plan" par ses détracteurs. Avec PURE, les décisions douloureuses commencèrent à pleuvoir. Chaque fait, chaque geste, de chacun - particulier, entreprise, collectivité - serait passé au crible des émissions de "gaz". Il fallait "optimiser" les vies. La clé de voûte de l'édifice serait une carte individuelle permettant de décompter et de taxer les gestes du quotidien, émetteurs de gaz à effet de serre. Circuler en voiture à essence ? Taxé. Dîner au restaurant ? Taxé. Consommer au supermarché ? Taxé, toujours.
La taxe sur les gaz envahit les vies, même les plus misérables. Pas pour renflouer les caisses des Etats, mais pour dissuader les comportements les plus "polluants". Vingt-cinq ans plus tard, le système fonctionne. A tort ou à raison, plus personne n'y voit à redire. Des historiens ont même baptisé les années 2019 et suivantes les "10 dernières" : les dix années de la dernière chance pour contenir la dérive climatique.
Les résidents de la Tour 34 n'échappent, donc, pas à la règle. Selon le barème établi par le PURE annuel et mis en place par le département londonien de la planification décentralisée, l'immeuble où vit Sara ne peut émettre plus de 1000 tonnes de gaz à effet de serre cette année. Et ses habitants sont tenus de négocier ensemble un compromis équilibré, au sein de ce "quota". Exemple : en hiver, la centrale électrique de l'ascenseur est désactivée aux heures de pointe. Les panneaux photovoltaïques de la Tour 34 ne fournissent pas d'électricité en quantité suffisante pour le bâtiment. Les résidents ont dû choisir : douche tiède ou ascenseurs. Personne n'ayant envisagé de renoncer au confort de l'eau tiède dans des appartements "chauffé" à 16 degrés, Sara dévale donc quotidiennement les 25 étages qui séparent son appartement de la rue, à pied. 512 marches. 15 minutes de descente.
Un ascenseur toutes les 15 minutes
Sara devrait échapper ce soir à l'escalade à pied. Fonctionnaire au service alimentation du département municipal de la planification décentralisée, elle regagne rarement son appartement avant 21 heures. Les halls de la tour sont, alors, à peu près déserts et le ballet des ascenseurs peut reprendre tranquillement : un départ tous les quarts d'heure, en moyenne. Ce soir, Sara reviendra les bras chargés de légumes de saison. Elle passera chez "le Pakistanais", l'épicerie de sa tour. Comme un mardi sur deux, elle a touché hier son carnet de tickets alimentaires. Une ration de 200 grammes de légumes biologiques par jour, en provenance directe des jardins du sud de la ville.
En quittant la Tour 34, l'une des cents tours (re)construites sur pilotis - caprices de la Tamise obligent -, Sara songe à sa famille, restée à Marseille, qu'elle n'a pas revue depuis cinq ans. Les retrouvailles ne seront pas pour cette année. Il y a belle lurette que les avions ne volent plus en Europe. Sous la pression des industries et des rares transporteurs routiers encore en exercice sur le continent, le transport aérien a été mis au banc des accusés pour son incapacité à réduire significativement ses émissions de gaz. Assommées par "la" taxe, les compagnies aériennes ont fait faillite les unes après les autres : le prix d'un billet Genève-New York avait bondi de 300 à 2000 euros. L'Union européenne a mis la main sur les derniers coucous en état de marche, pour les affecter aux services d'urgence et aux armées...
Pour se rendre à Marseille, Sara ne pourra même pas prendre le train. Constamment saturé, il est hors de prix à cette saison de l’année : 1000 euros l’aller-retour. De toute façon, les vacances de Sara viennent d’être annulées : un parasite a touché les jardins de l’Est. La récolte de 500 hectares de potagers et vergers est perdue pour cette année. Il va falloir réaffecter les employés et trouver de nouvelles sources d’approvisionnement pour les quartiers Est. Comme il y a deux ans, les quartiers Nord percevront une ration un peu plus chiche pendant un mois, puis ce sera le tour des habitants de l’Est et du Sud, puis de nouveau ceux de l’Ouest. Ainsi de suite jusqu’à la fin de l’année 2044. Cette fois encore, l’affaire devrait passer sans trop de manifestations, espère Sara...
C’est le prix à payer pour une agriculture 100% biologique. Car l’utilisation des engrais a été proscrite - leur fabrication nécessitait trop d’énergie - et celle des pesticides est contingentée. Des armées d’ouvriers agricoles et d’ingénieurs agronomes ont été affectées aux champs, tant la tâche est complexe : il faut surveiller en permanence tous les indicateurs, l’évolution des parasites. Et quand l’un d’entre eux prolifère, c’est le branle-bas de combat.
L’agriculture est aussi un motif de préoccupation pour Amplema. A 5000 kilomètres de Londres, depuis sa hutte accrochée à la falaise de Bandiagara, le chef du village de Banani (Mali) balaie du regard cette terre ocre où plus rien ne pousse. La vallée autrefois verdoyante pendant la saison des pluies a laissé la place, voilà une vingtaine d’années, à une piste d’aviation. Depuis, l’eau vient toujours du ciel, mais elle n’arrive plus qu’à bord de conteneurs que les cargos des Nations unies affrètent une fois par mois. Tout juste de quoi survivre et élever quelques légumes chétifs.
Du peuple dogon, il ne reste qu’un petit millier de représentants. Poussés par la sécheresse et son lot de famines et d’épidémies, la plupart des villageois a pris la route du nord : Mopti, Tombouctou, la Mauritanie. Les plus courageux se sont lancés en famille, à pied ou à dos de mulet, dans un périple de plusieurs années vers le Maroc et l’Europe. D’autres ont jeté leur dévolu sur le sud, plus accessible : Côte d’Ivoire, Ghana, Liberia. Quelle que soit leur destination, Amplema le sait, ces exilés ne trouvent au bout de leur route, s’ils y parviennent, qu’un des innombrables camps de réfugiés plantés aux frontières de l’Europe. Dans ces villes de toile en proie aux violences et à la maladie, ils errent en quête d’un improbable visa de réfugié climatique.
En cette fin d’année 2043, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) recense près de 100 millions de réfugiés dans les camps disséminés sur la planète. Au nord du continent africain, ils recueillent les exilés d’Afrique subsaharienne fuyant la fournaise, et les riverains du Nil chassés par les inondations. En Asie, la famine qui frappe ce qu’il reste des terres du Bangladesh, empoisonnées par les incursions salines de l’Océan indien, a elle aussi jeté sur les routes des millions de réfugiés...
Plus au nord, ce sont les Chinois qui fuient le désert de Gobi, en quête d’une nouvelle vie en Russie. Un leurre en fait : la prolifération des parasites y ruine les cultures et entraîne la multiplication des épidémies. Si bien que les Russes eux aussi prennent la tangente vers l’Ouest. Mais quand on est russe, on n’entre plus en Europe. On s’arrête au croisement de la Biélorussie, de la Pologne et de la Lituanie. Et l’on s’entasse, là encore, à Hrodna, dans un camp de 500.000 âmes planté à une vingtaine de kilomètres du rideau de fer et de ses miradors.
Reynald connaît bien Hrodna. Il y a accompli son service civil obligatoire. Une année de naufrage au contact des damnés du climat, c’était en 2030. C’était aussi son dernier "grand voyage". Aujourd’hui il coule des jours ordinaires sur le bassin d’Arcachon, où lui et Anne tiennent une baraque à frites, ouverte de février à juin et de septembre à décembre, pour coller au calendrier des vacances scolaires, désormais calé sur la "saison fraîche". Les touristes - essentiellement des régionaux - débarquent à rythme régulier. La plupart loue pour quelques jours un véhicule à air comprimé construit localement à partir de matériaux recyclés. Leur fabrication nécessite beaucoup moins d’énergie que les antédiluviennes autos à essence ou à hydrogène, le prix est "un peu moins" taxé et leur utilisation se démocratise.
Reynald et Anne s’y refusent. Les jours de vent, l’éolienne plantée sur leur lopin de terre fournit l’énergie pour quelques lessives, une réserve d’eau chaude temporaire. Et puis, pour le tourisme, Arcachon c’est toujours mieux que Marseille en été. La côte d’Azur n’est plus qu’un chapelet de villes fantômes, écrasées par un soleil de plomb. Plus la moindre forêt à l’horizon : elles sont parties en fumée. Le marché immobilier s’est effondré, tout comme dans les stations de montagne qui n’ont plus vu la neige - ni les touristes qui allaient avec - depuis longtemps...
Reynald a fait ses comptes : la saison n’a pas été mauvaise. Il a mis de l’argent de côté. Et il vient d’apprendre que le Parlement européen songe à supprimer l’impôt sur les naissances. Avec Anne, ils envisagent un premier enfant. Une façon, pour eux, de montrer leur confiance en l’avenir. Les années d’hyperinflation et de chômage sont loin derrière, le climat social s’est détendu. Et l’OMC, l’Organisation mondiale du climat, vient d’annoncer que, pour la première fois depuis deux siècles, la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère se stabilise.
Même sur le continent américain, la situation s’apaise. La Confédération nord-américaine vient de signer un pacte de non agression avec les Etats Libres de Floride et du Texas. Oubliées, les années de procès qui conduisirent les responsables de l’industrie pétrolière et de l’automobile dans le box des accusés, sous la pression des ONG et d’avocats mus par l’appât du gain. Oubliées, les faillites en cascade des constructeurs automobiles.
De retour au 25e étage de la Tour 34, Sara savoure une soupe froide devant un documentaire de la BBC consacré au premier protocole de Kyoto. On y apprend qu’en 2003, un rapport avisa l’administration américaine des risques de déstabilisation économique, sociale et politique liés au changement climatique. Randall et Marshall, les auteurs du texte, avaient conclu à la possibilité d’un climat sibérien en Grande-Bretagne et d’un risque de chaos nucléaire dans le monde.
Sara esquisse un sourire. Pour ceux qui ont les moyens de prendre le train, la Grande-Bretagne est devenue le nec plus ultra du tourisme tempéré. Quant aux conflits, ils sont cantonnés bien au-delà du rideau de fer européen. "Ces prévisionnistes, quelle bande d’oiseaux de malheur !"
(FIN temporaire...)
Source : Terra economica