Aurélien Barrau: "Si on veut vraiment arrêter le biocide en cours, les petits gestes ne suffisent pas"
Il a fait irruption sur les plateaux de télévision avec des chiffres chocs: « 0,01% de l'ensemble des vivants est responsable de 85% des morts animales ».
En publiant une tribune dans le "Monde" avec Juliette Binoche, cet astrophysicien mondialement connu a voulu sonner le tocsin pour une urgence climatique. Et sa force de conviction et sa dialectique ébouriffante ont eu un vrai impact. Au point de déclencher un emballement qui lui a fait craindre de devenir une « marionnette » médiatique. Alors, il est retourné à ses recherches en cosmologie. Il se veut maintenant sur le sujet dans un « ascétisme utile. » Comme dans son dernier livre (« Big Bang et au-delà, Ed. Ekho), traitant essentiellement de cosmologie mais dans lequel il expose sa vision d’un monde qui doit décélérer. Contrairement à l’Univers qui, lui, accélère son expansion…Mais désormais, chacune de ses paroles ont une portée qu’il ne leur soupçonnait pas. Au point d’affoler les réseaux sociaux pour un tweet perplexe sur le futur déploiement de la 5G, et de provoquer de violentes réactions, y compris les plus stupides (on l’a taxé « d’anti-science » !) Il ne s’en émeut guère et poursuit le combat de ses convictions depuis Grenoble où il enseigne. Face aux montagnes et à côté… d’un réacteur nucléaire.
Paris Match : Vous avez pris il y a quelques semaines, à travers une tribune publiée dans "Le Monde", la tête d’une croisade pour la sauvegarde de l’environnement puis, choisi de vous mettre en retrait, pour revenir à votre travail de chercheur. Vos interventions publiques ont eu un réel impact. Comment gérez-vous la contradiction d’avoir mis le doigt dans l’engrenage médiatique qui oblige à occuper l’espace pour se faire entendre, et à devenir inaudible sitôt qu’on s’en éloigne ?
Aurélien Barrau : En effet, je suis en pleine contradiction. Je reçois désormais beaucoup invitations à intervenir à la télévision, à la radios et davantage encore de la presse écrite. J’en suis très honoré mais j'ai dit non à presque tout. C'est vrai que je ne sais pas trop quoi faire parce qu'il y a deux écueils. Je ne veux pas devenir un homme de médias. Car alors, au bout d’un moment, ce qui devient important, c'est d'occuper l'espace. Je veux déjouer ce piège. J'ai vu des gens brillants se gâcher dans une espèce de frénésie de présence médiatique. Et en même temps, se retirer complètement serait idiot. J'essaye donc juste de m’en tenir à une règle simple : parler, quand j'estime avoir quelque chose à dire. Faire le tour des plateaux pour dire la même chose, sous prétexte que celui qui n’a pas regardé Canal Plus regardera peut-être M6 le lendemain, est vain. J'essaie d'être dans une forme d’ascétisme utile. Ni dans la boulimie médiatique, ni dans le retrait complet, si j’estime pouvoir apporter une contribution originale, je ne la refuse pas.
Mon rêve serait qu'on passe la parole aux gens plus spécialistes que moi. Sincèrement. Ceux qui ne m’aiment pas disent que je sors de mon champ de compétence mais personne n'est compétent pour parler de la fin du monde ! Il faudrait être à la fois biologiste, politologue, physicien, géologue etc… Tous les vivants sont légitimes pour s'opposer à la fin de la vie. Je n'y connais rien au climat ; je suis astrophysicien. Mais je m'en fous ! On sait très bien qu'on va dans le mur, et en tant que vivant, cela ne me pose aucun problème de m'exprimer. Mais une fois que ceci est dit, je préfèrerais que les gens plus compétents, sachant mieux les détails des processus engagés, prennent le relais et sonnent le tocsin.
En vous engageant, avez-vous été surpris par la violence que l’exposition médiatique engendre désormais, notamment via les réseaux sociaux ? Vous avez pris position contre le déploiement de la 5G, et cela ne vous a pas apporté que des amis…
Cet épisode est assez marrant. J'utilise les réseaux sociaux de façon sporadique depuis assez longtemps, mais je ne me suis pas encore habitué au fait que, depuis peu, ce que je dis peut avoir une résonance sans commune mesure avec l'importance que je donne à ce que j'écris. Quand je publie un article dans Diacritik, un journal culturel internet que j'aime beaucoup, ou lors d’une interview, j'essaye de mesurer mes mots. Et j'assume vraiment ce que je dis. Mais un message Facebook n'a pas le niveau de sérieux d'un article qu'on publie dans un journal officiel. Je ne suis pas encore habitué au fait qu'un petit coup de gueule sur un réseau social peut être considéré comme une analyse sérieuse par des gens qui ne me connaissent pas. Certains me traitent « d'antiscience ». Ça me fait rire. Mais constater, surtout sur twitter où tout le monde peut vous lire, qu’un propos spontané peut être complètement décontextualisé, évidemment réinterprété à charge, c’est surprenant.
Sur le cas de la 5G, ce qui m'a le plus étonné, c'est l'amplitude du problème. Quelques jours avant mon tweet sur le sujet, j'avais écrit un article publié dans Le Journal du Dimanche, faisant un parallèle entre l'écologie et la situation en Algérie. Mon papa m'a mis en garde : « Fais attention. L'Algérie, c'est un sujet qui charrie beaucoup d'affect, très compliqué. Tu vas te faire des ennemis. Tu ne devrais pas parler de choses comme ça. » En fait, ce que je disais était consensuel. Et j'ai eu zéro retours négatifs. Alors que mon petit tweet sur la 5G, où j’interrogeais la nécessité d’une fuite en avant technologique, a suscité un tollé ! Je n'aurais pas pu supposer une seconde que de dire : « la 4G marche très bien. Faut-il à tout prix aller toujours plus loin ? » puisse susciter une telle vague d'indignation. Il a été vu 1 million de fois en 24h ! Je ne le prends pas de façon personnelle, je m'en fous complètement, mais sociologiquement, l’intérêt suscité, c'est intéressant.
D'ailleurs, je peux convenir que ce que j'ai dit est caricatural. Le plus cocasse dans tout ça, c’est l’email reçu d’un cadre dirigeant d’un grand opérateur téléphonique qui m’a écrit en substance : « Je vous comprends. Je me pose les mêmes questions que vous. » La réalité est que la seule réponse possible au défi écologique qui nous place en risque mortel, serait de sortir de cette spirale du « toujours plus ». La 5G n’était qu’un exemple.
A-t-on déjà vu une civilisation « ralentir » ? Jamais. Pour autant, vous prônez une forme de décroissance n’est-ce pas ?
Je suis absolument convaincu, qu'avec ou sans mon consentement, ça va se faire. Et après la 5G, on fera la 6G, puis la 29G etc… Néanmoins, je pense qu’on est là en pleine folie. Les gens m’expliquent que la 5G a des avantages. Je reconnais d’ailleurs avec humilité que je ne les connaissais pas tous. Certains m'ont même convaincu. Il parait que ça permettra de faire des voitures autonomes avec moins d'accidents. Comment ne pas être pour ? J’ai des enfants, je n’ai pas envie qu’ils se fassent écraser ! Bien sûr, chaque technologie a évidemment des effets positifs. On a donc envie de se dire : toute avancée technologique est bienvenue. Mais le problème, c'est que si on raisonne comme ça, sur la lancée actuelle, on va dans le mur. Les gens pensent que j’ai peur de l'avenir. Mais c’est ce qui s’est déjà passé qui me fait peur ! On a tué 70% de vivants dans les 40 dernières années. La catastrophe est en train de se faire, et sa vraie origine n'est pas le réchauffement climatique à ce stade.
Pour le moment, il est faible. Il sera catastrophique dans un siècle. Ce n'est pas le réchauffement climatique qui a tué 400 millions d'oiseaux en Europe. C'est notre frénésie d'utilisation de l'espace avec une surconsommation qui est totalement délirante. Et il me semble juste de poser le débat. Moi aussi, je suis faible, je me sers d’un téléphone et je vais utiliser la 5G. Pour autant, on devrait collectivement décider que cette frénésie consommatrice, qui a des effets dramatiques sur le vivant, devrait peut-être être ralentie. Puis inversée. Si vous dites ça, on vous taxe de vouloir revenir à l'âge des cavernes. Évidemment non. Mais moi, franchement, je suis prêt à me passer du petit confort de la 5G. J'ai vendu ma voiture. A Grenoble, le tram marche extrêmement bien. Quand je veux en sortir, il y a un truc d'autopartage, « Citélib », qui marche pas mal. Peut-être deux ou trois fois dans l'année, ça m'aurait bien servi d'avoir une voiture dans mon parking. Eh bien, tant pis. Si on ne fait pas ces efforts-là, on est foutu. Et si on veut vraiment arrête le biocide en cours, il faudra une inflexion considérable. Les petits gestes ne suffisent pas.
Mais le progrès ne contient-il pas intrinsèquement, par essence, une notion d’avancée inéluctable qui ne peut, au mieux, qu’être corrigée ?
Je vois ce que vous voulez dire mais je ne considère pas nécessairement une nouvelle technologie comme un « progrès ». Je n'ai aucune envie qu'on arrête, en science, la découverte des lois fondamentales de la nature. Le fait que des musiciens explorent un au-delà du système tonal ou que des peintres considèrent de nouvelles voies de présentation du monde, c’est formidable. Que dans chacune des disciplines intellectuelles qui fonde notre rapport au monde, on continue à avancer, je trouve ça beau. Mais ça ne veut pas dire que toute mise en œuvre d'une nouveauté technologique relève du progrès. Il y aussi une régression dans le fait d'utiliser des moyens technologiques qui sont en train de détruire la vie sur Terre. L'existence des forêts est plus précieuse que des antennes relais plus rapides. C'est une métaphore. Je ne dis pas que la 5G va détruire les forêts. Mais si, pour une avancée technologique qui apporte un peu de confort, on doit payer le prix de la disparition des oiseaux, ce n'est pas un progrès. C'est une régression.
Vous ne croyez pas que la courbe du progrès puisse rejoindre le pic des problèmes et que, grâce à la géo ingénierie, on soit capable de trouver des solutions, pour que l’une n’entrave pas l’autre ?
Je n'y crois pas une seconde. Mais surtout, ça a déjà eu lieu ! L’essentiel des vivants sur Terre sont morts en quelques décennies. Si on ne pense qu'à l'humanité, c'est un peu différent. Pour elle, le pire est à venir. Mais se dire « est ce que l’espèce va s'en sortir ? » est pour moi une fausse question. Veut-on qu’un petit nombre de gens très riche subsistent sur une planète dévastée, tandis que les autres auront péris ? On ne peut pas envisager de s'en sortir avec la technologie puisqu’une grande partie du mal a déjà été causé. Par ailleurs, quelle est la vraie raison de la catastrophe actuelle ? Précisément la frénésie consumériste. Se dire qu'on va se lancer dans un « super hubris technologique » pour contrer les méfaits de la société techno-industrielle est une vision pathologique. Comment voulez-vous qu’une invention technologique fasse ré-émerger les 80% d’insectes qui semblent avoir disparu d'Europe. Ils sont morts et c’est fini pour ceux-là. En outre, dès qu'on joue à l'apprenti sorcier, généralement on se plante. En ce moment, le plus gros problème de l’Australie en termes de biodiversité, ce sont les chats. Les humains en ont introduit massivement, et maintenant c’est la première cause de chute de la biodiversité. Il est vrai que technologie a permis des avancées précieuses pour la santé, l’hygiène etc. Évidemment. Mais aujourd’hui les conséquences s’inversent et elle nous détruit par sa surutilisation. Même si on trouve des énergies propres, cela ne résoudra pas le problème. Laisser croire qu’in fine il y aura un miracle technologique, ça relève de la « religion ». C'est une prière. On a le droit de prier mais ici, ce n'est pas avec ça qu'on va sauver le monde.
0,01 de l'ensemble des vivants, nous donc, est responsable de 85% des morts animales. Ce constat n’est-il pas une réponse en soi. A savoir que les espèces sont faites pour disparaître, et que l'espèce humaine a enclenché son processus suicidaire ?
Plein de gens minimisent en arguant que ce ne sera pas la fin du Monde, seulement celle de l’humanité. Mais nous entrainerons dans notre chute possible, des millions d'autres espèces qui n’ont rien demandé. Il est donc factuellement faux de dire que ce ne sera « que » la fin de l'humanité. Et ça, moi je ne m'en fous pas de tous ces animaux qui périssent. On a une responsabilité éthique. Secundo, j’ai un petit problème avec la collapsologie heureuse. Ce soir, je vais manger, dormir dans un vrai lit, tout va bien. Puis-je asséner tranquillement que l’humanité disparaitra, et que ce ne sera pas si grave ? Ca revient à dire tranquillement à nos enfants, qu’ils vont peut-être mourir de faim parce que nous n’avons pas voulu faire d’effort. Quand l'ONU dit qu'il y aura entre 200 et 800 millions de réfugiés climatiques dans 30 ans, ne nous trompons pas, ce sera la guerre. Un truc sale.
Dire que la fin inéluctable de l’humanité est dans l’ordre des choses, que c'est tragique mais que c’est l'âme humaine, je n’y suis absolument pas prêt. Et si on peut essayer de l'éviter, il faut le faire. Et je ne souscris pas du tout à l’idée du « c’est trop tard ». Ce n’est jamais trop tard pour que ce soit pire. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir : il faudrait une révolution et nous n’y sommes pas prêts.
Source : Paris Match