Des pesticides en infusion
Wang Jing est responsable du programme "Alimentation et agriculture" de Greenpeace Chine. De décembre 2011 à janvier 2012, elle était avec ses collègues à Pékin, Chengdu et Haikou [sur l'île de Hainan] pour y acheter 18 sortes de thés de 9 marques différentes, en particulier ceux des négociants et chaînes de maisons de thé [reconnus en Chine] Wuyutai, Zhongguo Chaye et Tianfu Mingcha, comprenant à la fois des thés verts, des thés wulong [ou oolong] et des thés au jasmin, dont les prix allaient de 60 et à 1 000 yuans la livre [de 7 à 122 euros].
Des échantillons de ces thés ont ensuite été envoyés dans des laboratoires spécialisés indépendants pour qu'on y détecte d'éventuelles traces de produits phytosanitaires. Résultat :tous les échantillons contenaient des résidus d'au moins 3 types de pesticides ou d'herbicides ; au total, 29 résidus différents ont été décelés. Des traces de méthomyl, insecticide dont l'utilisation sur les feuilles de thé est clairement proscrite par le ministère de l'Agriculture, ont été découvertes dans 11 thés. On a trouvé de l'endosulfan, substance également interdite pour les théiers, dans 4 thés.
En réponse au rapport de Greenpeace, l'Association chinoise de distribution de thés (China Tea Marketing Association, CTMA) a tout de suite essayé d'étouffer l'affaire en déclarant : "Tous les échantillons de thés testés sont conformes aux normes nationales actuelles. Il s'agit juste d'une 'bisbille' avec les normes européennes et les normes mondiales !" Néanmoins, en mettant le problème sur le compte d'une querelle liée aux barrières commerciales érigées par l'Union européenne, la CTMA n'a pas réussi à lever le doute chez les citoyens chinois.
"Le problème n'est pas de savoir s'il faut ou non pulvériser des produits phytosanitaires, nous explique un expert. C'est indispensable pour n'importe quel planteur qui désire se développer !" Des études montrent en effet que les maladies et les insectes peuvent causer jusqu'à 70 % de pertes sur les cultures. La plupart des espèces de théiers sont réputées aimer le climat ensoleillé et humide des régions tropicales et subtropicales, car ce sont des arbustes qui ont besoin pour leur croissance d'un fort degré d'humidité. Or ces conditions sont justement celles qui conviennent le mieux aux insectes et champignons phytopathogènes. Selon des données fournies par le Centre de recherche et développement du thé issu de l'agriculture biologique (l'OTRDC) de l'Institut du thé de l'Académie chinoise des sciences agricoles, le thé bio en Chine ne représente actuellement que 1 à 2 % de la production. Autrement dit, 98 % des feuilles de thé produites dans le pays sont traitées durant leur croissance.
Mauvaises pratiques
Selon l'Association du thé et les spécialistes de ce domaine, les substances phytosanitaires interdites découvertes par Greenpeace dans les échantillons de feuilles de thé examinés étaient présentes dans les sols depuis des dizaines d'années. Zhu Jun, chercheur étudiant les différentes variétés de théiers, réfute cette allégation : "L'usage régulier d'une substance phytosanitaire hautement toxique comme le carbofuran est indispensable. On ne peut revenir sur l'utilisation des produits phytosanitaires toxiques sur les théiers. C'est ainsi ! On ne peut pas s'en passer, surtout pour des théiers qui donnent plusieurs récoltes, en été et à l'automne : les feuilles seraient trouées par les insectes, avec des conséquences désastreuses sur la quantité et la qualité de la production."
Quand nous avons présenté du thé tieguanyin rapporté du Fujian à un marchand de thé pour qu'il le teste, celui-ci a refusé tout net de le goûter, avant de s'expliquer : "La plupart des thés wulong du Fujian sont obtenus en recourant massivement aux engrais chimiques et aux pesticides. En fait, beaucoup de planteurs ne connaissent pas très bien les réglementations et ne savent pas quel produit est interdit, ni comment utiliser les produits phytosanitaires de façon appropriée. Personne n'est là pour les guider, si bien que souvent ils traitent les arbustes au jugé, ou en imitant leurs voisins. Parfois ils n'emploient pas le bon insecticide et, quand ils constatent que les insectes ne sont pas tués, ils augmentent les doses en pensant qu'elles n'étaient pas suffisantes, d'où des problèmes de surdosage. Certains utilisent des produits phytosanitaires particulièrement toxiques, parce qu'ils sont très efficaces et coûtent moins cher."
Cependant, il est impossible d'extrapoler la qualité des feuilles de thé à l'ensemble de la production chinoise à partir de quelques cas ponctuels. Presque tous les professionnels du secteur rencontrés au cours de notre enquête ont souligné que la seule solution serait de vérifier les feuilles de thé au niveau du détaillant. "Pour le thé vert par exemple, si les jeunes feuilles cueillies ne sont pas transformées dans les quatre à cinq heures qui suivent, elles deviennent impropres à la fabrication de thé", nous explique un négociant qui fait souvent tester les récoltes. "Or, quand on les envoie en laboratoire, il faut au moins une journée pour avoir les résultats. Aussi les feuilles ne sont-elles jamais testées fraîchement cueillies. Quant aux échantillons fournis par les sociétés productrices de thé, ils ne sont pas fiables. Les entreprises peuvent très bien vendre un thé qui pose problème après avoir fourni des échantillons exempts de traitement aux laboratoires."
Quarante-deux produits phytosanitaires utilisés sur les théiers étaient interdits en Chine en 2010. Le ministère de l'Agriculture a recommandé l'interdiction de 9 autres insecticides. Cependant, pour 35 de ces 42 substances interdites, il n'existe aucune limite maximale pour les résidus autorisés dans les feuilles de thé. A ce jour, les autorités compétentes n'ont pas fixé de seuil de toxicité pour l'homme, et le flou le plus complet règne. Même si des substances proscrites sont décelées dans des feuilles de thé, les entreprises et les experts incriminés peuvent se retrancher derrière l'argument selon lequel "cela fait plusieurs dizaines d'années que ces produits ont été épandus sur les sols", et les interdictions restent presque toujours lettre morte.