Le climat comme arme

Publié le par Gerome

L’histoire troublante de la géoingénierie.

 

 

Existe-t-il une solution technologique au réchauffement climatique? Où pourrions-nous placer un «thermostat planétaire» et qui en contrôlerait les paramètres? L’histoire longue et tragicomique du contrôle climatique –celle des faiseurs de pluie, des détraqueurs de nuages et des guerriers du climat– nous démontre à quel point de telles idées sont tirées par les cheveux. Introduire dans la stratosphère une dose d’acide sulfurique pour transformer un beau ciel bleu en ciel blanc neige ne semble pas être une très bonne idée, pas plus que de balancer du lisier dans l’océan afin que des algues s’y développent et lui donne une belle couleur vert sombre.

 

Une forêt globale d’arbres artificiels? Entasser pour toujours des quantités massives de dioxyde de carbone sous nos pieds? Une flottille de navires pompant de l’eau de mer vers les nuages? Tout cela semble très très très improbable…

La géoingénierie du climat mondial n’a jamais fait l’objet de test, ne peut en faire l’objet, et ses conséquences pourraient défier notre imagination tant elles sont potentiellement dangereuses. John von Neumann, mathématicien et pionnier en la matière, nous en a formellement averti en 1955. Répondant à la fois aux fantasmes américains d’utiliser le climat comme une arme et aux délires soviétiques visant à modifier l’Arctique afin de réhydrater la Sibérie, il exprima son inquiétude face aux «effets secondaires extraordinaires» que de telles démarches pourraient entraîner, sur une échelle difficile à imaginer et impossible à prévoir. «Tenter de modifier la température de la Terre ou la circulation générale de l’atmosphère, déclara-t-il, entraînera une interdépendance et des conflits d’intérêts pour toutes les nations d’une ampleur qui dépassera la menace nucléaire ou toutes les conséquences de guerres passées.»

 

À ses yeux, toute tentative de contrôle du climat et de la météo ne pouvait qu’entraîner des ruptures dans les relations naturelles et sociales, provoquant des formes de conflits jusqu’alors inimaginables. De telles manipulations auraient altéré la planète entière et anéanti l’ordre politique établi.

De fait, l’histoire nous offre une perspective riche d’enseignements face à un défi qui pourrait sans cela nous apparaître comme sans précédent. La géoingénierie est depuis longtemps dans les tuyaux. Dans les années 1950, le prix Nobel Irving Langmuir voulait provoquer des tempêtes contrôlées dans tout le Pacifique. Dans les années 1960, les Russes déclarèrent la guerre au permafrost et envisagèrent des méthodes pour vider l’Arctique de sa glace. Une décennie avant que nous ne nous inquiétions de la couche d’ozone, dans les années 1970, un météorologue, Harry Wexler, avait identifié des réactions chimiques catalytiques pouvant dévaster la stratosphère –une potentielle «bombe au bromure». Dans les années 1990, un comité de l’Académie Nationale des Sciences suggéra l’utilisation de pièces de marine (certaines portent à plus de 40km, NdT) pour tirer des sulfates dans la couche supérieure de l’atmosphère, ce qui coûterait moins cher que de réduire les émissions de carbone.


Les auteurs du vénérable Oxford Dictionnary se trompent lorsqu’ils tentent de définir la géoingénierie comme «la modification de l’environnement ou du climat dans sa globalité afin de renverser ou d’améliorer les changements climatiques». Assigner un objectif spécifique à la géoingénierie n’a pas de sens et ce pour une première bonne raison: cette science n’existe pas encore. On peut au mieux parler de «spéculation géo-scientifique». Deuxièmement, une pratique d’ingénierie définie par son échelle (géo) ne doit pas être limitée aux seuls effets positifs pouvant en résulter, comme le fait de renverser ou d’améliorer les changements climatiques. Les ingénieurs en physique nucléaire peuvent, à titre d’exemple, bâtir des centrales nucléaires et des bombes atomiques; les ingénieurs en mécanique peuvent concevoir des pièces utilisables dans des ambulances ou des chars d’assaut.

 

Limiter l’essence d’une science qui n’existe pas encore en précisant son objectif avoué, ses techniques ou ses buts est donc trompeur, dans le meilleur des cas. Des techniques de manipulations à l’échelle planétaire, comme toutes les pratiques d’ingénierie, peuvent être utilisées à des fins positives ou négatives. Une forme de géoingénierie a même été mise en place par les Etats-Unis comme par l’Union soviétique il y a une cinquantaine d’année, et qui n’avait rien à voir avec une quelconque volonté d’enrayer les changements climatiques.


Le 1er mai 1958, à l’Académie nationale de Science, James A. Van Allen, physicien de l’université de l’Iowa annonça que les compteurs Geiger embarqués à bord des satellites JPL Explorer et Explorer 3 avaient relevé des taux de radiations particulièrement élevés sur une partie de leurs orbites, indiquant qu’une importante ceinture de particules énergétiques (dite ceinture de Van Allen) entourait la Terre.

Il s’agissait de la première découverte de l’ère spatiale. Ironie de l’histoire, le jour même Van Allen rejoignait l’Opération Argusun projet américain ultra-secret visant à faire exploser des bombes atomiques dans l’espace, avec pour but affiché la création d’une ceinture artificielle de radiations et la perturbation de l’ionosphère. Un bel exemple d’ingénierie planétaire – de «géoingénierie».

«L’espace est radioactif», nota Erie Ray, un collègue de Van Allen. Les militaires souhaitaient que l’espace soit plus radioactif encore par le biais de détonations nucléaires puis thermonucléaires qui, en temps de guerre auraient pu brouiller les communications d’un ennemi situé à l’autre bout du globe et détruire ou endommager les satellites et les missiles intercontinentaux de l’ennemi. Fin août et début septembre 1958, un convoi naval spécialement équipé lança et fit exploser trois bombes atomiques dans la stratosphère et au-delà (c’est-à-dire au moins à plus de 20 km au-dessus de la surface de la Terre) afin de saturer l’ionosphère de particules nucléaires hautement énergétiques et de débris radioactifs.

 

Le satellite Explorer 4 de Van Allen, lancé un mois plus tôt, embarquait des compteurs Geiger protégés par des écrans plombés, destinés à supporter les explosions et à fournir des renseignements sur les effets des tests.

L’Union Soviétique fit également exploser quatre petites bombes atomiques dans l’espace en 1961 et trois autres, plus grosses, lors du pic de la crise des missiles de Cuba l’année suivante. Un des tests, effectués au-dessus du Kazakhstan et du Kirghizstan, provoqua un incendie qui brûla une centrale électrique et détruisit des lignes électriques et de téléphone. Le test américain le plus important et le plus lointain du globe fut le Starfish Prime, qui vit l’explosion d’une bombe H de 1,4 mégatonne, propulsée à une altitude de 400 km au-dessus de Johnston Island, qui perturba les ceintures de Van Allen, détruisit plusieurs satellites de communication et endommagea environ 300 lampadaires à Hawaï, située à 1.500 km de là.

 

Ceci poussa l’astronome britannique Bernard Lovell à protester, ainsi que l’Union Astronomique Internationale: «Aucun gouvernement n’a le droit de modifier l’environnement de manière significative sans une étude et un accord international préalables.» Van Allen, qui avait participé à ces essais, regretta par la suite son implication.

Malgré ces précédents, les principaux adeptes de la géoingénierie se comportent comme si leur domaine était flambant neuf. Lors de la récente Conférence Internationale sur les Technologies d’Intervention sur le Climat, qui s’est déroulée à Asilomar (Californie), j’ai eu l’occasion d’entendre un grand nombre de déclarations totalement decontextualisées portant sur les interventions climatiques. La plupart des personnes présentes, dont une bonne partie des intervenants de premier plan, semblaient souffrir d’une forme de cécité à l’égard de l’importance et de la pertinence de l’examen des décisions du passé; peut-être souhaitaient-ils prendre leurs distances avec l’histoire contrastée du contrôle du climat et de la météo? Un des intervenants affirma notamment: «Nous n’avons pas d’histoire de la géoingénérie à laquelle nous référer.» (Si, nous en avons une.)

 

Un autre a pris la parole pour déclarer: «Nous sommes la première génération à penser à ces choses.» (L’histoire dit le contraire.) Et un troisième de dire: «Les choses vont si vite que nous ne pouvons nous payer le luxe de regarder en arrière.» (On devrait, pourtant.)

En novembre 2009, le Comité Américain de Science et Technologie a tenu des conférences sur les implications des interventions de grande ampleur sur le climat. J’étais le seul historien sur un panel de cinq intervenants, réunissant par ailleurs trois fervents avocats de la géoingénierie et un simulationniste du climat qui tirait la sonnette d’alarme concernant les interventions en la matière.

À mon tour de parole, j’ai passé en revue cette histoire complexe du contrôle du climat et de la météorologie et recommandé que les premiers pas vers une collaboration efficace entre les recherches et la gouvernance en géoingénierie ne soient pas mus par des questions techniques, mais au contraire impliquer l’étude des aspects historiques, éthiques, légaux, politiques et sociétaux de la géo-ingénierie. J’y ai affirmé que les changements climatiques ne sont pas une question technique mais une sorte d’hybride socio-culturel et technique et que notre réponse à cette question, si nous la voulons efficace, doit être fondée tant historiquement que techniquement, se doit d’être interdisciplinaire par nature, d’envergure internationale et absolument intergénérationnelle.


La géoingénierie est une science dangereuse. Nous ne la comprenons pas, nous ne pouvons la tester à une échelle moindre que celle d’une planète et nous ne disposons pas hélas du capital, de la sagesse ou de la volonté politiques pour la gouverner. Effectuer des tripatouillages à l’échelle du globe n’est pas «rentable», comme certains économistes le pensent, car les effets secondaires nous sont inconnus. Cette science est moralement inquiétante car elle peut nous priver de moyens de contrôle et de médiation.

 

Elle peut être mise en place de manière unilatérale ou proliférer au sein des Etats voyous et pourrait être utilisée à des fins militaires (Et si l’on se fie à l’histoire, on peut dire qu’elle serait très probablement utilisée à des fins militaires). La géoingénierie pourrait également entraîner la violation de plusieurs traités et accords comme l’ENMOD, ce qui, comme von Neumann nous en a averti il y a si longtemps, provoquerait un regain des tensions internationales.

 

Surtout, et de manière plus inquiétante, en transformant le bleu du ciel en blanc étincelant, le bleu foncé des océans en un vert profond, en atténuant la luminosité et en confiant le thermostat du globe à des bureaucrates et à des technocrates, la géoingénierie altèrerait de manière fondamentale la relation que l’homme entretient avec la nature.

 

 


Publié dans Divers (Hors sujet)

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