Un poison radioactif dans nos smartphones
Métaux indispensables à nos appareils électroniques, les terres rares sont à l’origine d’une catastrophe environnementale dans les pays où elles sont traitées. Reportage en Malaisie.
Un après-midi de la fin du mois de février 2012, par une chaleur étouffante, je m’arrête dans une station essence Esso de la petite ville malaisienne de Bukit Merah. Mon guide, un boucher du nom de Hew Yun Tat, me prévient que le gérant a la réputation d’être un grippe-sou. Nous sommes venus lui poser des questions sur un sujet qu’il n’aime pas aborder : le travail qu’il faisait dans les années 1980 lorsqu’il était propriétaire d’une société de transport routier. Il avait obtenu un contrat avec Asian Rare Earth, une usine locale codétenue par [le groupe japonais] Mitsubishi Chemical, qui fournissait des minéraux rares au secteur de l’électronique grand public.
Asian Rare Earth lui offrait trois fois ce que lui rapportaient ses autres clients. Il devait uniquement évacuer des déchets loin de l’usine, sans que personne lui dise où ni comment s’en débarrasser. “Parfois, on nous disait que c’était de l’engrais, alors on emmenait ça dans des fermes du coin, explique Hew Yun Tat. Comme mon oncle cultivait des légumes, je lui en déposais une partie.” Il est aussi arrivé que les responsables de la raffinerie lui donnent ce qui était censé être de la chaux vive, un des camionneurs avait même peint sa maison avec. “Il avait trouvé ce produit parfait, car il repoussait les moustiques et les souris.”
Opération de nettoyage
En réalité, Hew Yun Tat et ses employés transportaient des déchets toxiques et radioactifs, ce qu’ils ont découvert un an plus tard lorsque Asian Rare Earth a voulu construire une décharge dans une ville voisine. Là-bas, les habitants s’y sont opposés et quelques militants ont apporté un compteur Geiger à l’usine, ce qui leur a permis de découvrir que le taux de radioactivité était extrêmement élevé, parfois 88 fois plus que les taux autorisés par les normes internationales. En 1985, les habitants ont lancé une action en justice qui a poussé le gouvernement à fermer l’usine jusqu’à ce qu’Asian Rare Earth procède à un nettoyage.
Mais les villageois étaient inquiets. Des femmes qui vivaient près de l’usine avaient fait des fausses couches, d’autres avaient donné naissance à des enfants chétifs, aveugles ou frappés de maladies mentales. Certains souffraient de leucémie. L’administration a fait savoir aux habitants que les déchets faisaient l’objet d’un retraitement adapté. Pourtant, en 2010, un journal local s’est rendu à la décharge d’Asian Rare Earth et a trouvé 80 000 bidons contenant près de 16 millions de litres d’hydroxyde de thorium, un produit radioactif. Cette année-là, Mitsubishi Chemical a lancé la construction d’un espace de stockage souterrain et sécurisé pour entreposer les déchets de son ancienne filiale. En mars 2011, The New York Times a déclaré que ce projet, dont le coût s’élevait à 100 millions de dollars [75 millions d’euros], était “la plus grande opération de nettoyage jamais menée dans l’industrie des terres rares”.
C’est mon iPhone qui m’a conduit en Malaisie. Je savais déjà que son allure élégante cachait une histoire problématique. J’avais lu des articles sur les usines d’Apple en Chine où des adolescentes passent quinze heures par jour à nettoyer des écrans avec des solvants toxiques. Toutefois, j’ignorais la genèse de mon téléphone avant qu’il ne soit assemblé. J’ai découvert que son parcours louche avait commencé bien avant son arrivée dans une usine chinoise. Les éléments qui servent à fabriquer tous nos gadgets high-tech sont issus d’un secteur peu reluisant, qui permet aux pays riches d’extraire les précieuses ressources des Etats pauvres, pour ensuite les laisser se charger du nettoyage.
“Plus jamais ça.”
C’est une rengaine qu’on entend souvent à Bukit Merah, dont les habitants subissent depuis vingt ans les conséquences des décisions prises par Asian Rare Earth. Mais le gouvernement malaisien n’est pas de cet avis. En 2008, il a autorisé une entreprise australienne, Lynas Corporation, à ouvrir une raffinerie de terres rares sur la côte est du pays. L’extraction aura lieu en Australie, mais le raffinage se fera à Kuantan, une petite ville tranquille au bord de la mer. Une fois construite, cette usine sera la plus grande de sa catégorie et subviendra à 20 % de la demande mondiale en terres rares.